Un texte de Jean-Jacques Didier, Docteur en philosophie et lettres (avec son aimable autorisation). Ce texte est également publié par la revue littéraire « Traversées » sous le titre « Un exilé majuscule » .
Il y a un an, ce 1er juillet, mourait Ismaïl Kadaré.
Isma qui ?
Ismaïl Kadaré.
Pas de quoi remuer dans la tombe cet homme qui a tellement ri – d’un rire corrosif – de l’éphémère prétention des humains à durer, à faire durer leur pouvoir, leur célébrité, leur rôle, qu’il s’agisse d’obscurs personnages se haussant du col ou d’acteurs puissants de leur temps.
Importait essentiellement à ses yeux la célébration d’un peuple, de sa langue, de ses récits, de ses rites, comme dans Avril brisé (sur la vendetta qui mettra économiquement et moralement à genoux un village albanais) ou Le pont aux trois arches (enfin un pont dans notre contrée ! Mais c’est par là que viendra l’envahisseur ottoman). Ainsi en est-il aussi dans Le dossier H, où le romancier évoque les histoires des derniers rhapsodes albanais qui psalmodient par monts et par vaux une mémoire très ancienne, comme le firent à leur manière les anciens Grecs, leurs voisins, dont les chants seront un jour fixés par écrit sous deux titres : L’iliade et L’odyssée, d’un certain H. Kadaré aura consacré d’autres ouvrages à la Grèce d’Eschyle et d’Homère.
L’écrivain pouvait-il espérer davantage qu’un lectorat local, celui d’une terre aux dimensions de la Belgique et peuplée d’à peine 4 millions d’habitants ? d’une langue ignorée du monde, pendouillant orpheline au bout d’une branchette de l’immense arbre indo-européen, seule parmi l’impressionnante canopée des langues romanes, germaniques, slaves ? d’un pays politiquement plus isolé qu’une île durant 50 ans de dictature communiste ?
Le rêve d’un public plus large, Kadaré l’a pourtant concrétisé à 27 ans. Dans Le général de l’armée morte, un général italien et un allemand débarquent en Albanie vingt ans après la guerre, à la recherche des ossements de leurs compatriotes respectifs. La fresque pourrait être lugubre, elle est épique autant que drolatique. Traduit en 45 langues, le roman connaît un succès fulgurant jusqu’à être adapté au cinéma.
Exilé en 1990 à Paris suite à de graves démêlés avec le pouvoir albanais, Kadaré continuera de rédiger dans sa langue maternelle, celle du sang et de la mémoire, de la bouffonnerie et du drame : Les tambours de la pluie, Le palais des rêves, Chronique de la ville de pierre, Le concert, en tout plus de 50 romans, recueils de nouvelles, essais, pièces de théâtre, d’une intensité et d’une drôlerie toujours égales.
Mais ne nous y trompons pas : aucune note identitaire n’émane de sa plume. C’est un discours universel, aussi solidement ancré dans l’amour pour son pays que dans sa profonde compassion pour l’humanité. S’il explore les strates les plus singulières de son lieu natal, c’est toujours pour creuser plus profond, jusqu’à atteindre la nappe phréatique commune. Que les puits soient donc forés dans la montagne albanaise ou partout ailleurs dans le monde par d’autres, importe seule l’irréfragable vérité de la nappe.
Lisez Ismaïl Kadaré.
Isma qui ?
Ismaïl Kadaré, Prix Nobel de littérature, comme ne le fut pas non plus Milan Kundera, cet autre exilé majuscule.